Bouteille à l’amer
Lorsque je me suis retiré dans le silence du dernier numéro, loin du brouhaha du monde, sur un îlot noyé dans le noir océan du café, je pensais en avoir fini avec ces traductions et pouvoir désormais, mon devoir accompli, me consacrer à mes divinations, à contempler le monde de loin sans avoir de comptes à rendre.
Ce matin j’ai cru voir depuis mon rocher d’inhabituels reflets sur les rivages. Le sable scintillait et m’aveuglait d’une vive lumière. Piqué de curiosité, je suis descendu et j’ai trouvé échouées une ribambelle de bouteilles : des flacons promettant des ivresses livresques, des bateaux en bouteille qui voguaient fièrement, des missives jetées aux aléas de l’océan, des fioles où s’enroulaient de mystérieuses partitions, et d’énormes bonbonnes renflées par les pages gonflées de longs manuscrits imbibés. Ahuri, arraché à la solitude de mes pensées, je contemplais ces bouteilles bizarres, de toutes les tailles, de toutes les formes, qui jonchaient les rivages blancs et dont la transparence n’était qu’une illusion. Les marges de sable étaient criblées de verre, les messages lointains prisonniers des flacons m’appelaient irrésistiblement.
D’où venaient ces bouteilles ballottées par les vagues ? Qui les avait jetées ? Qu’avaient-elles à nous dire ? Que devais-je en faire ?
N’y tenant plus, j’ai brisé un à un les réceptacles de verre pour en délivrer les messages : comme je l’espérais, j’ai été inondé d’alphabets inconnus, de mots venus du bout du monde – comment avaient-ils pu arriver jusqu’à moi ? J’y reconnaissais des lettres familières, quelque auteur déjà croisé, mais il s’y trouvait aussi des langues que je n’avais jamais vues, des caractères sibyllins, et d’autres d’apparence coutumière mais qui me restaient hermétiques.
Là, devant l’immensité de l’océan affamé, sous le ciel brûlant et hostile, dans ma solitude insulaire, je devais retrouver les traductrices. En quelques jours, j’ai remis à flots l’embarcation de ma fortune et me voilà jeté sur la crête des vagues, prêt à parcourir le monde à la recherche de celles et ceux qui sauront habiller dans ma langue ces textes ensablés, me livrer les messages que ces bouteilles brisées n’avaient qu’à moitié délivrés. Les voilà de nouveau qui me mènent en bateau pour mieux me guider vers la terre ferme et hospitalière de leurs phrases.
Ma première escale est au Japon, où je descends à terre faire traduire une lettre amère et un récit noir ; de là, j’embarque pour Hong Kong et j’y écume les salles de concert où l’on me chante des naufrages sur des airs pop. Je reprends la mer pour Sri Lanka où je resterai longtemps, pour me faire raconter une longue histoire du pays et d’ailleurs dont les ressacs me conduiront jusqu’en Inde. J’ai déjà amoncelé toute une littérature qui s’étire aux frontières des genres et m’attire plus loin encore dans mon voyage. Je poursuis mon périple et parviens en Iran où l’on me décrypte un texte énigmatique, puis en Syrie que je quitte avec une fable dans mes bagages. Me voici en Grèce, aux portes de l’Europe, où s’annonce une série de naufrages terrestres mais peu terre-à-terre : je traverse la Serbie, la Roumanie, la Tchéquie, jusqu’à la Catalogne, où m’attend le prologue rocambolesque de ce long inventaire. C’est là que je mets le cap sur l’Algérie en pleine ébullition, d’où je m’enfonce jusqu’au Soudan : j’y découvre des vers tragiquement prophétiques. Je parcours alors une partie de l’Afrique, arrive en Tanzanie, d’où je reprends la mer, enfin, pour Zanzibar, où l’on me lit pour la première fois des poèmes swahilis.
Je rentre de ce long voyage émerveillé et déboussolé. Les bris de verre sur le sable ont été polis par la mer, ils ont perdu leur éclat et leur tranchant. Les textes que je ramène, patiemment traduits, introduits, sont quant à eux vifs et acérés. Ces mots lancés à l’océan, ramenés là par les vents du hasard, sont à présent réunis, et sur la plage écrasée de soleil, ils sont autant de clins d’œil qui se répondent et désormais nous parlent.
Visuels
Pour son troisième numéro, CAFÉ vous invite en eaux troubles… Toujours sous la conduite de notre graphiste Clément Buée, laissez-vous transporter par ce bleu sombre et ces motifs marins !











Sommaire

Pour naviguer en eaux sûres dans ce troisième numéro dédié au Naufrage, voici le sommaire :
Les Âges glorieux / Sur Queen’s road West / Ce soir les étoiles resplendissent / Se souvenir est un crime (
光辉岁月 / 皇后大道东 / 今夜星光燦爛 / 回憶有罪)
Quadriptyque de cantopop traduit du cantonais par Yann Varc’h Thorel
Les Baleines restaient immobiles (動かぬ鯨群)
Une nouvelle de Keikichi Osaka traduite du japonais par Clément Dupuis
Histoire d’un employé de commerce (ஒரு குமாஸ்தாவின் கதை)
Une nouvelle de Dilip Kumar traduite du tamoul (Inde) par Faustine Imbert-Vier
Que tu meures en mer (ان تموت في عرضِ البحرِ)
Poèmes choisis de Latinos traduits de l’arabe (Soudan) par Florian Targa
Sakis (Σάκης)
Une nouvelle de Lena Kitsopoulou traduite du grec par Clara Nizzoli
Une Maison sur l’eau (خانهای بر آب)
Une nouvelle d’Ahmad Mahmoud traduite du persan par Julie Duvigneau
Prologue (Pròleg)
Une nouvelle de Jesús Moncada traduite du catalan par Quentin Ghesquière-Dierickx
L’Ouragan et Le Calme (Kimbunga et Shuwari)
Deux poèmes de Haji Gora Haji traduits du swahili par Aurélie Journo
Lettre à un vieil ami (或旧友へ送る手記)
Correspondance de Akutagawa Ryûnosuke traduite du japonais par Camille Sanchez
Quelque chose de nouveau (حاجة جديدة)
Une nouvelle de Salah Badis traduite de l’arabe (Algérie) par Lola Maselbas
Pourvu qu’il n’y ait pas la guerre (Samo da rata ne bude)
Une chanson de Đorđe Balašević traduite du serbo-croate par Marie Karas-Delcourt
Ça vous paraît si injuste que ça de disparaître ? (Vi se pare cumva nedreapta dispariția dumneavoastră?)
Poèmes choisis de Matéi Visniec traduits du roumain par Benoît-Joseph Courvoisier
Mon commerce de chiens (Můj obchod se psy)
Une nouvelle de Jaroslav Hašek traduite du tchèque par Chantal Dauphin
À bon port (آخر المرافىء)
Une nouvelle de Zakaria Tamer traduite de l’arabe (Syrie) par Florian Targa
Capt’aine (கேப்டன்)
Une nouvelle de Shobasakhti traduite du tamoul (Sri Lanka) par Faustine Imbert-Vier